Supraconductivité : alimenter les réseaux ferroviaires et numériques de demain
Électrification de demain
29 octobre 2025
13 min
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Le coût caché de notre réseau électrique

Imaginez perdre 5 % de votre carburant chaque fois que vous faites le plein. C’est pourtant la réalité de nos réseaux électriques actuels : les câbles traditionnels en cuivre et en aluminium gaspillent entre 3 et 5 % de l’énergie transportée, avec des pertes qui augmentent à mesure que la distance s’allonge.

Prenons deux secteurs particulièrement énergivores : les chemins de fer, qui déplacent chaque jour des millions de voyageurs, et les data centers d’intelligence artificielle, qui génèrent plus de 400 millions de téraoctets quotidiens pour alimenter chaque recherche Google ou chaque visionnage sur Netflix. Tous deux sont confrontés à la même urgence : accéder à une électricité plus propre et plus fiable pour atteindre les objectifs de neutralité carbone d’ici à 2050.

Avec une demande électrique en hausse de 4,3 % en 2024 — soit presque le double de la progression moyenne annuelle depuis 2010 — les optimisations marginales ne suffiront plus. Il faut une véritable transformation. Et la supraconductivité pourrait bien être la clé de ce changement.

1. Des défis partagés, des solutions communes

Gérer les charges extrêmes et la demande énergétique

Les réseaux ferroviaires connaissent des pics d’activité aux heures de pointe ; les data centers, eux, doivent absorber des charges de calcul intensives. Tous deux nécessitent une gestion fine de la charge, un pilotage en temps réel de l’énergie et un contrôle rigoureux de la qualité de l’alimentation.

Les câbles supraconducteurs à haute température (HTS) répondent à ces exigences grâce à leurs capacités de transmission exceptionnelles. Jusqu’à dix fois plus compacts que les câbles classiques, ils réduisent l’emprise au sol et les coûts d’installation, tout en supprimant totalement les pertes d’énergie.

Un seul câble supraconducteur peut acheminer plus de 2 GW en courant alternatif et plus de 3 GW en courant continu, dans une tranchée d’à peine cinquante centimètres de large. Cette conception compacte se révèle précieuse en milieu urbain, où le foncier est rare et coûteux. Un câble HTS de 15 kV en courant alternatif peut transmettre plus de 100 MVA à des niveaux de distribution — un avantage concurrentiel majeur.

Au cœur des salles de données, les câbles supraconducteurs à fort courant et basse tension permettent de gagner jusqu’à 24 fois plus d’espace que les solutions conventionnelles. Leur conception ultra-compacte garantit une densité de courant très élevée, des pertes de transmission quasi nulles et une empreinte globale considérablement réduite.

Garantir la fiabilité et la redondance

Dans les deux secteurs, l’exploitation en continu ne souffre aucun compromis : le moindre arrêt se traduit par des retards, des pertes de données, des pannes de système, voire des risques pour la sécurité. Les centres de données d’intelligence artificielle exigent une disponibilité dite « five nines » — soit 99,999 % de temps de fonctionnement —, tandis que les réseaux ferroviaires recherchent une redondance1 équivalente pour garantir des départs et arrivées parfaitement ponctuels.

Les systèmes de câbles supraconducteurs intègrent une redondance complète, à la fois dans le câble HTS (haute température) et dans le dispositif de cryo-refroidissement. Le maintien d’une charge équilibrée assure la continuité du service et répond aux plus hauts standards de fiabilité opérationnelle.

Les limiteurs supraconducteurs de courant de défaut offrent une protection supplémentaire essentielle : ils réduisent automatiquement les surintensités sans interrompre le service. Cette technologie protège les transformateurs et les disjoncteurs, tout en renforçant la stabilité du réseau, la qualité de l’alimentation et la fiabilité globale du système.

Résoudre les défis de conversion électrique

Les câbles supraconducteurs en courant continu suppriment les conversions inutiles entre les sources renouvelables et les applications finales, évitant ainsi la complexité et les pertes attribuables à l’électronique de puissance traditionnelle.

Cependant, les deux secteurs restent fortement dépendants de ces équipements, notamment pour la conversion du courant alternatif en courant continu via des onduleurs ou des convertisseurs. Le contrôle des harmoniques et le filtrage sont donc essentiels pour garantir la qualité du courant. Par ailleurs, les câbles supraconducteurs n’émettent aucun champ électromagnétique : une solution sûre, stable et sans interférences.

Optimiser le refroidissement et la gestion thermique

Les opérations de refroidissement des composants électroniques de traction, des sous-stations, des serveurs, des batteries et des systèmes UPS présentent des défis permanents pour réduire la consommation d’énergie et atteindre des normes de performance plus élevées.

En comparaison aux câbles résistifs conventionnels, les câbles supraconducteurs sont plus compacts et ne génèrent pas de chaleur. Ces derniers éliminent ainsi le besoin de refroidissement supplémentaire tout en réduisant la charge électrique associée et les émissions de CO₂. Un avantage qui évite ainsi la surchauffe et minimise le gaspillage d’énergie.

Accélérer l’intégration des énergies renouvelables

L’intégration des énergies renouvelables stimule depuis plusieurs années les investissements, avec une utilisation croissante du solaire et de l’éolien dans les gares, dépôts et centres de données — souvent complétée par des installations photovoltaïques sur site et des systèmes de stockage d’énergie par batteries. L’interaction avec les réseaux intelligents, incluant la gestion de la demande, le transfert de charge et l’écrêtement des pics de consommation, se généralise.

La supraconductivité constitue une véritable révolution pour cette intégration. L’association des câbles HTS et du courant continu résout le paradoxe des énergies renouvelables : nous savons produire une énergie propre, mais peinons à la transporter efficacement jusqu’aux zones de forte demande. Les parcs solaires et éoliens se situent souvent loin des centres urbains, et chaque kilowatt perdu en route impose de brûler davantage de combustibles fossiles pour compenser.

Les câbles supraconducteurs en courant continu permettent d’acheminer d’importants courants à basse tension sur plusieurs kilomètres, sans aucune chute de tension — une solution idéale pour relier les sites de production éloignés aux zones urbaines consommatrices.

Cette capacité ouvre la voie à des systèmes énergétiques entièrement décarbonés et modulaires, grâce aux Uninterrupted Power Plants (UPP ou centrales électriques ininterrompues) : des micro-réseaux modulaires intégrant des boucles en courant continu basse tension à câbles supraconducteurs à haute température, pour une fiabilité maximale et un fonctionnement autonome, sans dépendance au réseau principal. Les réseaux ferroviaires comme les centres de données peuvent ainsi fonctionner sur des micro-réseaux 100 % renouvelables, supprimant tout recourt aux sources fossiles et atteignant une neutralité carbone réelle.

Les câbles supraconducteurs transmettent le courant continu sans aucune perte, ce qui en fait la solution idéale pour les panneaux solaires fonctionnant à 1 500 volts en courant continu. Ils assurent une livraison d’énergie optimale, maximisent le rendement des voies ferrées et des salles de données, et s’adaptent parfaitement aux systèmes de stockage BESS, où le courant continu est transmis de manière efficiente grâce à la technologie HTS.

Optimiser la consommation énergétique

La pression croissante des pouvoirs publics et des régulateurs pour réduire la consommation d’énergie et les émissions de carbone pousse les industriels à repenser leurs infrastructures électriques et à concevoir des systèmes plus performants, articulés autour de trois leviers majeurs :

  • L’optimisation énergétique intelligente, combinant la distribution en courant alternatif et en courant continu.
  • Les jumeaux numériques pour la simulation et la modélisation énergétique, avec l’adoption de technologies de réseau innovantes. La supraconductivité fait partie de ces avancées majeures qui participent à la modernisation des infrastructures électriques.
  • La conception modulaire pour faciliter le dimensionnement énergétique et l’isolation des défauts. Les limiteurs supraconducteurs de courant de défaut s’imposent de plus en plus comme une solution clé. Ils permettent le fonctionnement automatisé des postes électriques, sans intervention humaine en cas d’incident, tout en offrant une protection optimale des équipements du réseau.
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2. Transformation concrète – la supraconductivité en action

Une révolution ferroviaire en marche

L’installation pionnière de SNCF Réseau à la gare Montparnasse illustre les bénéfices tangibles de la supraconductivité : une capacité accrue, des pertes d’énergie réduites et une utilisation plus efficiente des ressources électriques.

Conçu pour s’intégrer dans les conduits existants, le câble HTS assure un fonctionnement sans perte et sans impact environnemental, sans nécessiter d’autorisations complexes. Conçu pour absorber les variations de charge sans interruption de service, le système constitue une première mondiale : il résiste à des courants de défaut allant jusqu’à 40 kA en seulement deux centièmes de seconde.

La révolution des data center

Les charges de travail liées à l’intelligence artificielle transforment les data centers, passés du statut de simples « entrepôts de serveurs » à celui d’infrastructures ultrasophistiquées, comparables à de véritables centrales électriques en termes de consommation d’énergie. Chaque rack IA peut absorber entre 30 et plus de 100 kW, certaines dépassant même les 120 kW. Les nouveaux sites sont désormais conçus pour des puissances totales de 500 MW à plus d’un gigawatt — soit l’équivalent de la consommation d’une ville entière.

La supraconductivité apporte une réponse décisive à cette intensification énergétique : elle offre une densité de courant extrêmement élevée, des pertes de transmission quasi nulles et une empreinte nettement plus réduite que les câblages conventionnels. Les gains sont considérables, tant en consommation qu’en coûts d’exploitation. La compacité des systèmes permet de limiter les travaux de génie civil et d’accélérer la mise en service, améliorant ainsi la rentabilité des projets et le retour sur investissement.

Plusieurs acteurs intègrent désormais les systèmes supraconducteurs à leurs études de faisabilité. Les micro-réseaux exploitant cette technologie se développent pour renforcer l’autonomie énergétique des sites et réduire leur dépendance vis-à-vis des opérateurs de réseau, tout en accélérant les délais de déploiement.

L’intégration directe du solaire s’avère particulièrement pertinente : les panneaux photovoltaïques produisent plusieurs centaines de mégawatts renouvelables à 1 500 volts en courant continu. Conçus avec des câbles HTS de 10 kA à 1 500 volts, les micro-réseaux supraconducteurs assurent un transfert continu d’environ 30 MW d’énergie renouvelable, totalement hors réseau, vers les data centers. Couplée à la production verte et au stockage d’énergie dans des micro-réseaux hybrides, la technologie HTS permet aux data centers de fonctionner en continu, de manière durable et indépendante du réseau principal.

La révolution des infrastructures à venir

La supraconductivité redéfinit deux des secteurs les plus critiques de la société en offrant résilience, efficacité et durabilité à grande échelle. En remplaçant le cuivre par des câbles supraconducteurs à courant continu, les réseaux ferroviaires et les data centers bénéficient d’une capacité accrue, de pertes d’énergie réduites, d’une conservation des ressources, d’une transmission sans émissions et d’une sécurité améliorée, le tout dans un format compact.

Cette transformation dépasse le cadre des secteurs individuels et constitue la colonne vertébrale d’un système énergétique entièrement électrifié et durable, dans lequel la production d’énergie renouvelable, le transport efficace et les applications à forte demande s’intègrent avec fluidité.

Des entreprises de premier plan, telles que Nexans, développent des solutions de bout en bout qui soutiennent le déploiement de cette architecture évolutive et pérenne. Une façon de propulser notre transition vers un avenir entièrement électrifié et durable.

Paul Bakhos

Auteur

Paul Bakhos a rejoint Nexans en 2012 en tant que chef de projet au Liban. Il a ensuite occupé diverses fonctions industrielles et corporate au sein du Groupe. Il est aujourd’hui Head of Transformation des Acceleration Units, en charge de l’industrialisation et du passage à l’échelle de technologies telles que la machinerie, la cryogénie et la supraconductivité.

Paul est certifié Project Manager PMP et titulaire d’un MBA de l’ESCP Business School à Paris.